ZéROTOUTROND

 

Chacun des zérotoutronds était, quant à sa forme, une boule d'une seule pièce, avec un dos et des flancs en cercle ; il avait quatre mains et des jambes en nombre égal à celui des mains ; puis, sur un cou tout rond, deux visages absolument pareils entre eux, mais une tête unique pour l'ensemble de ces deux visages, opposés l'un à l'autre ; quatre oreilles ; parties honteuses en double ; et tout le reste comme cet aperçu permet de le conjecturer ! (...) Le mâle était un rejeton du soleil ; la femelle, de la terre ; de la lune enfin, celui qui participe de l'un et de l'autre ensemble, attendu que la lune aussi participe des deux autres astres ensemble. Et justement, s'ils étaient tournés en boule, eux-mêmes aussi bien que leur démarche, c'est parce qu'ils ressemblaient à leurs parents. Leur force et leur vigueur étaient d'ailleurs extraordinaires, et grand leur orgueil. Or ce fut aux Dieux qu'ils s'attaquèrent...

 

On reconnaît encore, peut-être, un zérotoutrond à ceci qu'il n'a pas voulu choisir, pas voulu s'établir durablement. S'il peut arriver qu'un père de famille ressemble à un père de famille c'est tout à fait fortuitement, en passant. Un zérotoutrond graveur sur bois cela ne s'est jamais vu. Un zérotoutrond gravant sur bois cela se voit parfois mais l'instant d'après il est devenu bois et si l'occasion se présente de converser avec une secrétaire de direction il se fera, le temps que durera la conversation, secrétaire de direction.

Mais ce n'est pas pour rien qu'il n'a rien voulu devenir : c'est pour pouvoir à tout instant répondre (une seconde, j'arrive !) aux mille propositions merveilleuses qui lui sont faites, et qui ne sont faites qu'à lui. Chaque matin, à peine levé, il va lapper les gouttes de rosée que la nuit a déposées sur les fleurs sauvages. Les abeilles fabriquent — en secret — un miel à lui seul destiné. 

 

C’est quand ils sont bien campés tout au fond du plus profond chagrin qu’ils parlent de la joie avec le plus d’éloquence et d’enthousiasme, et c’est quand ils sont au comble de l'allégresse qu’ils aiment se perdre en considérations sur la tristesse. Mais ils parlent peu de toute façon.

Depuis la plaine verdoyante ils plongent leurs regards tout au fond de l’abîme. Du fond de l’abîme ils contemplent le ciel.

(La vraie joie a quelque chose de triste ; la vraie tristesse a quelque chose de réjouie.)

 




Trichez pour perdre, jamais pour gagner, car celui qui gagne se perd lui-même.

 

 




On veut être humble et orgueilleux. Décider orgueilleusement de ne pas suivre la voie bornée, puis s'atteler humblement à cette tâche.




 

 

On trouvera sans doute assez facilement le moyen de coincer le zérotoutrond sur tel point de détail de la théorie du chaos. Sans doute sont-ils encore assez nombreux ceux qui pensent la terre plate, et le chercheur incurieux qui eut l’intuition de sa rotondité n’éprouva c'est certain nul besoin d’en faire la démonstration. Le zérotoutrond en général ne désire pas de preuves, il n’a pas même besoin de savoir car d’une certaine manière il sait déjà. Il n’a par exemple jamais imaginé se trouver au centre de l’Univers et par conséquent ne pouvait craindre de s’en faire expulser (par Galilée par exemple).

 

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Dernière minute :

Lundi 13 septembre 2004, 10 h 12 : (Agence Retorse)Échoué tout au fond d'une cafétéria, au beau milieu d'un centre commercial on ne peut plus banal, je pense aux hirondelles, qui ignorent tout de la crise de Suez, aux lapins et aux écureuils qu'on aperçoit souvent dans les herbes folles ou sous les arbres dans la campagne alentour. La radio crachote une chanson de variétés, je regarde les quelques grains de sable disposés entre deux vitres de la cafétéria. L'endroit me semble bizarrement (I love you because..., chante maintenant Polnareff) propice à la rédaction d'un long et grave poème célébrant le monde et l'accord (possible) des hommes avec la Nature (la mer les forêts les hypermarchés les décharges publiques les chats les scooters Vespa, etc.)... Poème que je n'écrirai pas cependant. La pluie se met à marteler le toit du centre commercial et je me sens heureux. Si j'étais un peintre zérotoutrond je ferais toute la journée de grandes et petites toiles évoquant la jeune chatte Moka chassant des papillons (lorsqu'elle est dehors) ou bien des élastiques (quand elle est enfermée). Si j'étais un poète zérotoutrond j'utiliserais les mots zaoum ! et orang-outang un peu à tort et à travers. Je voudrais que Z. passe à la maison ce soir. Nous nous installerions dans le jardin pour y boire du vin en attendant que la nuit fasse disparaître peu à peu les maisons au loin, puis les maisons proches, puis les arbres du jardin, puis nous-mêmes. (Pas de quoi s'affoler : même après la disparition des choses, la nuit en reste pleine.)


Pourquoi de nombreux zérotoutronds éprouvent-ils le besoin d’écrire, de dessiner, de faire de la musique, bref, de laisser des œuvres (on pourrait penser ce besoin exclusivement réservé aux Aplaplatis) ? C’est le meilleur moyen qu’ils aient trouvé pour s'assurer l'amitié de leurs fantômes (privés de leurs fantômes ils s'étiolent doucement). Quand ils s'en seront lassés ils les oublieront ou bien, si c’est impossible, les chasseront à coups de pieds — après tout, ce ne sont que des fantômes ! Ils vivront alors tranquilles un moment, sans fantômes ni rien, avant de les rappeler ou d’en convoquer de nouveaux, plus consistants, un soir d’impérieuse mélancolie.

 

Un zérotoutrond ayant perdu la tête fut néanmoins traversé par d’innombrables pensées, brillant d’un éclat presque surnaturel.

D’innombrables et réjouissantes et surnaturelles pensées, mais aussi hélas très éphémères puisqu’il ne put, une fois revenu à lui, se rappeler que celle-ci :

«Ce qu'il faut c'est être naturel et calme, dans le bonheur comme dans le malheur, sentir comme on regarde, penser comme on marche, et, au moment de mourir, se souvenir que le jour meurt.»

 

Le zérotoutrond se reconnaît des ancêtres. Il ne s’imagine pas causa sui. Quand il trouve une belle phrase (abandonnée ou non) il la recueille avec précautions puis délicatement la dépose dans l’un de ses carnets. Se savoir entièrement déterminé lui procure un grand sentiment de liberté. Il se soumet au Destin, le plus placidement du monde, et quand le Destin lui est contraire il n’a même pas besoin de se mettre en boule (c’est toujours déjà fait). Sur son embarcation légère (un tronc d'arbre évidé) pas de gouvernail. Nous le voyons souvent plonger nu dans l’eau glacée du fleuve. Il a coutume de nager un moment avant d’aller s’asseoir sur le lit. Tout au fond, bien calé dans son fauteuil de vase, il lève les yeux pour contempler la lumière diffractée du ciel. Il peut demeurer ainsi jusqu’à dix minutes avant de regagner la surface quand il lui faut aspirer un peu d’air.

 

Partons.

Oui, partons.

Les pieds nus 

(Ou bien chaussés de souliers vernis), 

Quittons chaque jour l’éden pour rejoindre l’éden.

 


Mettons que ce que nous avons dit, nous ne l'ayons pas dit.



À suivre...

 

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